vendredi 6 novembre 2009

KING KONG ADDITION : LA CONSTRUCTION VERTICALE DES IMAGES

D.R. Camille Henrot

KING KONG ADDITION : LA CONSTRUCTION VERTICALE DES IMAGES

par Yekhan Pinarligil


Camille Henrot, jeune artiste formée à l’Ecole des Arts Décoratifs de Paris, a exposé au mois de février son film troublant King Kong Addition (2007) au Palais de Tokyo (1). Elle faisait partie d’un accrochage fascinant intitulé M, nouvelles du monde renversé, mettant en scène des œuvres « qui se comportent comme des oscillateurs, des ponts ou des points de basculement du réel entre des polarités différentes » (2).
Camille Henrot travaille essentiellement à partir d’œuvres existantes ; elle réactualise certains procédés chers aux avant-gardes des années 20 et aux cinéastes expérimentaux des années 50-60, comme le grattage ou le dessin sur pellicule ou encore le collage. Ainsi intervient-elle dans Deep Inside sur un film pornographique en lui ajoutant une deuxième couche épaisse de peinture noire et rouge qui, par le biais des formes qu’elle prend, cache ou laisse paraître certaines parties des images. Un jeu de voyeurisme mais aussi de frustration s’instaure sur une mélodie désolée, presque nostalgique, en castrant tout le pouvoir sexuel du film initial ; de petites figures ingénues, telles de petits cœurs, des visages ou des larmes, se dessinent en rouge sur la couche noire pour dévoiler un sexe en érection ou une pénétration en gros plan. Dans Dying Living Woman (2005) auquel le film culte La Nuit des Morts-vivants (2005) fournit le matériau, l’artiste efface le personnage principal en intervenant directement sur la pellicule, par le biais du grattage. Le personnage devient alors une sorte de fantôme entre présence et absence, un faisceau de lumière fuyante et striée ; l’effacement offre une deuxième lecture possible à l’œuvre, sans pour autant voiler la première. Camille Henrot développe dans ses œuvres une réflexion plastique sur l’univers cinématographique, sur ce que représente cet univers aujourd’hui et sur ses codes, en mettant en parallèle la technique d’intervention et le contenu du film initial. King Kong Addition est un monumental travail de montage qui consiste à superposer les trois versions du King Kong, datant de 1933, de 1976 et de 2005. Le choix de King Kong comme matière première de cette construction en couches superposées n’est naturellement pas anodin. Premièrement cette œuvre issue de la plus grande industrie cinématographique, c’est-à-dire des usines hollywoodiennes, représente une sorte de mythe cinématographique, non seulement par sa grandeur technique (les maquettes, les effets spéciaux toujours au goût du jour, la perfection de l’outillage filmique, etc.), mais aussi par le biais de son récit fabuleux, avec des personnages extraordinaires, se déployant dans une temporalité qui maintient ses similitudes avec la réalité. King Kong en même temps qu’il est un film mythique, est aussi un mythe à part entière, peut-être le plus grand, créé par la cinématographie, qui ne soit pas issu de la littérature. Deuxièmement, King Kong met en scène une très forte ambiguïté sentimentale : entre le gorille et le personnage féminin (Ann Darrow dans le film) se dessine un amour un peu irréel, immatériel, mélange d’admiration passionnelle et de sexualité ; un demi-dieu puissant, imposant mais mortel, et une femme ambitieuse mais fragile, fragile devant la puissance naturelle de la bête, et la violence contenue dans ses mouvements, même les plus banals. Camille Henrot investit les trois versions du film selon ces deux angles d’attaque et instaure un dialogue avec les images préexistantes, par le biais des techniques qu’elle utilise, comme c’était le cas dans ses courts-métrages. La superposition de ces trois couches brouille la lecture simple, passive et habituelle ; elle obscurcit l’image, voile les détails pour ne faire émerger, dans cette jungle, que l’image mythique et la passion ambiguë mais puissante entre les deux personnages. A mesure que l’histoire perd de sa clarté et qu’elle abandonne ses repères classiques, le gorille gagne de l’ampleur sur la surface de l’écran et devient de plus en plus « visible », au point que cette visibilité, ou cette lecture possible du personnage mi-homme mi-animal, dépasse de loin celle proposée par les films originaux. Le déploiement des évènements, l’intrigue et la narration laissent leur place à l’étonnement ou à l’émerveillement hypnotique que King Kong éveille chez le spectateur ; sa présence se détache du fond obscurci pour retrouver une majestueuse plastique, remplie de pures sensations. Comme d’ailleurs l’amour ambigu entre les deux personnages qui casse ses points d’ancrage dans l’histoire, dans la narration, pour réapparaître comme une sorte d’énergie emmagasinée dans ces trois couches superposées d’images. Alors que les phrases intelligibles du personnage féminin disparaissent dans un amas de paroles et de bruits, ses cris, ses respirations et toute autre expression d’affect se détachent du reste pour se mettre au premier plan du film. King Kong Addition s’ouvre d’ailleurs sur le trouble des éléments intelligibles. Lors du générique, les premiers mots qui s’affichent pour annoncer le film perdent rapidement leur sens, puisqu’ils sont superposés avec d’autres termes et d’autres noms provenant du générique de la deuxième, voire de la troisième version. Les premières scènes où se prépare le voyage vers l’île de King Kong sont également la scène de la perdition, non de la parole, mais de son sens habituel, primaire. L’action de superposition ouvre la perception du film sur d’autres péripéties que celle de l’intelligence et du discernement ; très rapidement les bribes de phrases, les mots détachés de leur contexte, voire les interjections et exclamations remplacent les phrases bien construites ; les mots suspendus dans une atmosphère de confusion ne s’articulent plus pour faire comprendre le déroulement des événement, mais se collent les uns aux autres par des lois qui sont tout à fait obscures. Celui qui tente de survivre tombe dans l’oubli, se perd dans la jungle des dinosaures. Il faut trouver un moyen de résister, un autre moyen d’établir une relation entre les images et sa propre vision. Pour construire l’émotion il faut détruire le sens, pour retrouver la vision, il faut oublier le regard. A la linéarité de l’espace filmique traditionnel, Camille Henrot oppose une autre structure possible, une composition en couche, un peu comme dans un morceau musical. La construction ne se développe plus dans une temporalité monodimensionnelle, ni dans un espace défini par des données qui convergent vers une unité claire et nette ; bien au contraire, elle est, par opposition à la linéarité de l’espace filmique : verticale. Elle s’érige, non seulement par la juxtaposition des éléments spatiotemporels mais aussi et surtout par l’addition minutieuse des couches filmiques, par la superposition complexe des espaces diégétiques. Vers le milieu du film, la fuite vitale de la jeune femme dans la jungle se poursuit dans un environnement totalement chaotique, menacé aussi bien par les animaux-monstres que par l’ambiance confuse où la végétation, rendue très dense par le jeu de superposition, paraît offensive et envahissante. Dans la séquence suivante, les discussions de plusieurs personnages fondent dans la bande son devenue inquiétante, entre coups de hache que le héros donne à la végétation pour se frayer un chemin et la bouche humide et bruyante d’un monstre qui engloutit un homme. Le résultat de cette construction verticale paraît naturellement désordonné, accidentel et irrégulier à la perception consciente, mais rappelle la structure indifférenciée de l’inconscient. « La fantasmatique inconsciente ne distingue pas en effet entre les opposés, n’articule pas l’espace et le temps tels que nous les connaissons, et laisse toutes les frontières fixes se fondre en un libre entrelacement chaotique de formes. » (3) Alors que cette structure peu ordinaire paraît embrouillée et énigmatique à l’attention consciente, autrement dit à la vision de surface, elle est bien construite et tout à fait « déchiffrable » pour la vision profonde qui, elle, est conjonctive et sérielle, ayant une capacité plus importante pour balayer le champ visuel (4), pour en extraire une foule d’impressions et de sens, sens non pas comme signification définitive, mais comme une capacité à éprouver des sensations, à atteindre un plaisir, une jouissance. En abandonnant la recherche de la cohérence et les effets de la causalité, il est possible d’atteindre une vision subliminale devant King Kong Addition, il est possible d’ouvrir sa vision à des résultats imprévisibles, inattendus, à de nouvelles dimensions d’observation, et il est possible de trouver dans un même film de nouvelles lectures possibles.L’addition des trois couches d’images, autrement dit la fonte des trois surfaces en une seule, qui paraît comme un obscurcissement au premier abord, prend la forme d’une explosion picturale frôlant par moment l’abstraction, puisant sa source dans le rêve et l’inconscient. King Kong Addition est dans ce sens, un véritable point de basculement du « réel » (5) géré par des règles strictes et par un contrôle parfaitement organisé, vers une structure fantasmatique de déchaînement et de déflagration. D’une manière plus schématique, c’est un basculement inverse, de l’horizontalité traditionnelle filmique et du calme plat de la pellicule vers la verticalité du procédé de superposition, vers le dynamisme d’une nouvelle structure éclatée et élargie.King Kong Addition ne se regarde d’ailleurs pas dans une salle de cinéma… Pour apercevoir le monstre il faut abandonner le confort anesthésiant des fauteuils, se dresser, se mettre debout, et pourquoi pas sur la pointe des pieds, pour se déséquilibrer.

Yekhan Pinarligil
Notes

(1) 25 Février 2007.

(2) Description sur le flyer de l’exposition.

(3) EHRENZWEIG Anton, L’ordre Caché de l’art, traduit de l’anglais par Francine Lacoue-Labarthe et Claire Nancy, Ed. Gallimard 1974, p. 37.

(4) Ibid. p. 66.

(5) Ici, le « réel » se réfère au prétendu pouvoir du cinéma à reproduire le réel.

CinéFabrika : le numéro 0


Le numéro 0 était disponible dans les lieux suivants :

- Librairie de la Cinémathèque, rue de Bercy, Paris.
- Ciné Reflet, 14 rue Monsieur le prince 75006 Paris.
- Librairie Flammarion du Centre Pompidou (Beaubourg).

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