lundi 8 mars 2010

Notes autour du cinéma de Val del Omar (1ère p.)



NOTES AUTOUR DE VAL DEL OMAR ET D’UN CINEMA DE LA METAMORPHOSE ET DU CREPITEMENT

par Olivier Hadouchi

"Pur oubli dans la nuit/ puisqu’il fait toujours nuit / pour celui qui vit à moitié." María Zambrano


Pour tenter d’expliquer – et de justifier à posteriori – la non prise en compte d’un pan important du cinéma par l’une des revues qui fut un des « bastions » de la cinéphilie française (les Cahiers du cinéma, (1), le critique Thierry Jousse affirmait ceci : « Ce que je n’aime pas dans le cinéma expérimental, c’est ce côté isolé (sic). Au fond dans le cinéma expérimental, la question du spectateur n’est pas posée... »(2)
Or, s’il existe bien un cinéma irréductible s’exprimant au départ dans un relatif isolement, tout en étant pleinement soucieux du spectateur, c’est bien celui de José Val del Omar. Cinéaste espagnol né à Grenade en 1904, il est notamment l’auteur d’un des plus grands accomplissements filmiques tous genres, supports et catégories confondus, un « triptyque élémentaire d’Espagne » réunissant trois films réalisés à plusieurs années voire décennies d’intervalle et qui sont Aguaespejo Granadino (Miroir d’eau grenadin,1953-55), Fuego en Castilla (Feu en Castille,1958-60) et De Barro ou Acariño galáico (de Boue ou Amour galicien, tourné en 1961, repris en 81-82, reconstitué après sa mort en 1995). Un triptyque à projeter dans l’ordre inverse de la chronologie temporelle (le dernier volet réalisé devient le premier et vice-versa), selon la volonté de l’artiste.

INTRODUCTION A LA PEDAGOGIE VAL DEL OMARIENNE

Comme ses contemporains de l’avant-garde française et soviétique, Val del Omar place un espoir immense dans le cinéma et ses potentialités, au point de rédiger un « manifeste des croyants du cinéma » dans les années 30. Difficile de prétendre rétrospectivement qu’il se faisait des illusions autour d’un processus déjà enclenché, un processus d’industrialisation synonyme de mise au pas, via le recours à quelques fondamentaux (primat de la narration, star-system, etc.) ; il cherche plutôt à en inverser le cours en mettant la technique au service de la libération, pour réunir Jean de la Croix et Prométhée, l’albumine et l’aluminium, l’incarnation métaphysique et le fil à haute tension. Espoir de participer à l’émergence d’une autre voie, et que nous appelons « cinéma expérimental » par commodité, car il s’agit en premier lieu d’un cinéma d’avant-garde, à partir d’une appréhension originale de cette notion. Soit d’un cinéma élargi qui ouvre intensément les portes de la perception, travaille sur ses matières mêmes (penchant pour l’anamorphose, le décentrement, le reflet) par ses propres moyens visuels et sonores, sur le rythme et la vitesse, ainsi que sur les autres formes artistiques (musiques retravaillées, poésie de l’image, de la voix susurrée, sculpture, peinture...).
Fasciné jusqu’à la fin de sa vie par les nouvelles technologies, tour à tour artisan prométhéen aux allures de mage inspiré, inventeur de néologismes (« mécamystique » est le plus révélateur), il invente, confectionne et assemble des appareils, des systèmes audiovisuels. La recension et la description surtout de ces inventions, conçues dans une solitude probablement non dénuée de ferveur, nécessiterait plusieurs volumes aux centaines de pages. En parallèle, il écrit des textes théoriques, des poèmes (réunis dans le recueil Tientos de eroticas celeste), révèle ses talents de plasticien dans des collages où photographies, diagrammes binaires et puces informatiques se côtoient et s’interrogent mutuellement (3).
Sa trajectoire débute par une série de tournages « documentaires » dans les endroits reculés d’une Espagne qui tente de s’ouvrir à une certaine forme de « modernité » (l’analphabétisme et les inégalités sociales atteignent alors des taux démesurément élevées) via la diffusion de la science et de la technique, et dont Buñuel nous a offert un témoignage inoubliable avec Las Hurdes (Terre sans pain) en 1933 (4). Comme d’autres poètes et intellectuels majeurs de sa générations (Federico García Lorca, Luis Cernuda (5), María Zambrano (6)...), ses compagnons de route, Val del Omar arpente donc le pays pour les Missions Pédagogiques crées par la 2ème République espagnole, il filme, photographie, écoute, enregistre, sauf qu’on a l’impression que cette errance missionnaire donne lieu à un véritable échange, extrêmement fructueux, puisqu’un dialogue s’instaure entre divers éléments des cultures dites populaires, souvent orales (ces danses, rituels, chants et gestes qui formeront l’un des principaux matériaux de ses films), avec celles qui sont généralement désignées comme « savantes » ou « élevées » par opposition au « folklore ».
Ce type de relation offre donc un autre éclairage à la citation placée en exergue de Aguaespejo Granadino (empruntée au pédagogue Andrés Majón) : « El que más da.../ más tiene » (« celui qui donne le plus a le plus »). Et l’historien du cinéma Román Gubern (7) remarque très judicieusement qu’à la différence de nombreux cinéastes (il cite par exemple Joris Ivens) commençant leur trajectoire sous la bannière du cinéma d’avant-garde pour évoluer ensuite vers une sorte de classicisme formel parfois dépourvu d’audace, le cinéaste de Grenade effectue exactement le trajet inverse.
Engagé dans l’élan pour une « Espagne prospère et heureuse ». Car tel est le slogan inscrit sur une affiche militant pour la République durant la guerre civile, sous forme de photomontage reprenant une photographie (8) signée Val del Omar (de l’époque des Missions Pédagogiques), qui présente des hommes et de femmes rassemblés et animés d’un regard illuminé d’une joie emprunte de dignité qui éclaire et élève leurs visages, tournés vers le haut. Plus que d’espoir ou d’élan, il conviendrait de parler d’extase. D’une extase née du caractère magique (la technique se voit attribuée de vertus quasi animistes) du réel vu à travers la réception/ réflexion d’une « cinégraphie libre » pour reprendre un autre néologisme val del omarien auquel il tenait beaucoup (mots en exergue de Fuego en Castilla). L’élan collectif se brisera bientôt avec la défaite des Républicains. Pas dans le cinéma de Val del Omar qui radicalisera au contraire ses propriétés libératrices dans le registre symbolique (actif ?). D’ailleurs, pour la critique traditionnelle d’inspiration marxiste, Val del Omar est le parfait idéaliste, l’utopiste intempestif qui ose se revendiquer d’un Jean de la Croix en plein vingtième siècle.
Et, s’il partage avec Eisenstein, l’autre cinéaste de l’extase (il y parvient par un chemin autre), un goût prononcé pour les figures élancées et allongées du Greco (longues flammes solides et quasi liquides) – Val del Omar réactualise ce qui relève de la spirale et du reflet (voir Fuego en Castilla) –, une conception à la fois passive et active du spectateur, une poétique du mouvement et de l’immobilité, on note de grandes différences. Eisenstein parvient à l’extase par le biais du montage dialectique (montage des attractions) et du pathétique, qui passe aussi par la composition formelle (jeux sur les angles et les volumes), jusqu’au climax extatique, tandis que Val del Omar vise à la synthèse paradoxale plus qu’à la dialectique traditionnelle, une synthèse toujours dédoublée qui s’exerce par seuils et par intermittences.
S’il ne fut sans doute pas un résistant au sens classique du terme, ses exégètes parlent au mieux d’un exil intérieur. Dans une Valence assiégée, en pleine reddition, il sauve sa peau en travaillant provisoirement pour les vainqueurs, il est engagé au sein de la radio. Toutefois, la présence d’une citation de Lorca, l’une des premières victimes de la répression franquiste côté artistes, en ouverture de Fuego en Castilla, ne constituerait-elle pas une sorte d’affront à la dictature ? Seule une connaissance approfondie du climat intellectuel de ces années (la référence à Lorca est-elle proscrite ?) permettrait de le mesurer.

Sa fille María José publie ces phrases laconiques lorsque son père décède en août 1982 : « Val del Omar est mort : il mourait à Madrid depuis 40 ans entre la poussière et le chaos bureaucratique. »(9) C’est dire qu’il ne s’est pas compromis en reprenant les dogmes stériles du régime franquiste. La fin de Fuego en Castilla est une superbe réfutation du slogan nihiliste fascisant « Viva la muerte ! » (on sait la façon dont les anthropologues ont parlé sans doute avec excès d’une sorte de culte de la mort et de ce qui s’y rattache dans la culture hispanique et, par extension, latino-américaine), puisque la vie organique ressurgit pleine et entière avec son potentiel affirmatif malgré la mort qui guette, avance avant de s’éclipser, par le biais d’une série de travellings sur un champ de fleurs ensoleillé tandis que la bande sonore diffuse des bruits d’insectes, des sons de mystérieux grillons quasi « électroniques ». Surtout, le triptyque n’est pas divisible en soi ni même en trois blocs séparés, et Aguaespejo granadino offrait déjà une variation sur la citation de Lorca ouvrant Fuego en Castilla (« En Espagne, chaque printemps la mort vient et lève les rideaux » (10)) puisque dans le premier (le dernier selon l’ordre prévu), c’est un enfant qui ouvre littéralement les rideaux, et ceci dès les premières minutes. »

Pour un critique du Der Taggespiegel, « comme un Schönberg de la caméra, il découvre l’atonalité du langage filmique » et le « chaos derrière la mascarade de l’ordre » (11) avec les spasmes lumineux, les palpitations de Fuego en Castilla.
L’hypothèse d’un Val del Omar résistant de l’intérieur au sens militant et idéologique du terme ne tiendrait pas longtemps (12), il n’empêche : ses essais filmiques – il emploie lui-même le mot – forment un grand chant d’amour polyphonique (chants gitans andalous, arabes, d’opéra, nostalgiques de Galice...) flamencos, inépuisable, générateur et vecteur d’une audace, d’une pédagogie et d’une éthique foncièrement irréductibles.
Ainsi, toute histoire du cinéma, tout travail critique qui refuserait par principe de traiter d’un cinéma expérimental ou d’avant-garde comme le sien ne serait qu’une histoire mutilée, au service d’une répression susceptible de nous priver du travail d’un cinéaste qui demeure notre contemporain, par-delà les frontières linguistiques, territoriales, « historiques », par-delà les prétendues écoles, les modes et l’isolement dans lequel on a voulu le restreindre et le cantonner, heureusement sans jamais y parvenir. Car cet isolement subi plus que désiré, ce lieu (bien à l’écart) où l’on cherche à le maintenir a trop servi de prétexte pour le plein exercice d’un ostracisme, d’une paresse à combattre sans cesse, hier comme aujourd’hui.


(A suivre...)

Olivier Hadouchi



(1) Il faut signaler qu’au sein des Cahiers, des critiques comme Olivier Assayas (auteur d’une monographie sur Kenneth Anger) ou plus récemment, Stéphane Delorme – sans pour autant faire l’éloge de tout film se réclamant de l’expérimental (proportion de médiocrités comparable aux autres « cinémas ») , ont consacré des textes au « cinéma élargi » – , ainsi que les contributions de quelques collaborateurs ponctuels extérieurs à la revue. Quant à la revue Positif, elle a aussi souvent négligé ce versant, même si dans le numéro 506 (paru en 2003), un article de Floreal Peleato sur le cinéma espagnol est justement axé sur l’opposition entre une voie « théâtrale » (plutôt dominante) et une voie « poétique » incluant Val del Omar. Peleato constate que c’est une filiation assez dépourvue de successeurs, à l’exception notable d’un Victor Erice qui a justement écrit sur le grenadin.
(2) Thierry Jousse s’entretient avec Stéphane Bou et Jean-Baptiste Thoret dans le numéro 8 de la revue Simulacres, p. 15.
(3) Certains d’entre eux sont reproduits dans Gonzalo Sáenz de Buruaga, Más allá del surrealismo (Au-delà du surréalisme), Amiens (France) et Huesca (Espagne), Editions Vol de Nuit, Festival du Film d’Amiens, Festival de Cine de Huesca, 2000. Et sur le site www.valdelomar.com. Celui de la page 94 (intitulé « Expériences multimédias »), avec sa puce informatique placée en bas à gauche, le visage de femme pris de profil avec lunettes spéciales reliées à un appareil auditif, en haut et sur pratiquement la moitié du cadre, le reflet d’une personne sur un écran troué de boutons électroniques, les mains « tentaculaires » sur un clavier d’ordinateur, cette image est située à gauche. Une devise soulignée « notre révolution culturelle c’est l’alphabet + l’électricité »... Tout cet agencement insolite tisse presque des connexions avec le In-memory de Chris Marker (son projet Cd Rom).
(4) Gonzalo Sáenz de Buruaga, op. cit. L’auteur nous apprend que Val del Omar aurait tourné un film dans ce même village, il est désormais considéré comme perdu, à l’image de ses nombreux autres travaux de l’époque dont il ne reste que quelques extraits.
(5) Moins connu en France que Lorca, Luis Cernuda est désormais un des poètes (de la génération de 27) parmi les plus influents dans le monde hispanique ou hispanophone, après un purgatoire sans doute lié à son long exil (il meurt au Mexique en 1963). Pour ce qui concerne Val del Omar, il est l’un des premiers auteurs à avoir évoqué le talent du cinéaste et ceci dès les années 30, dans un article judicieusement titré « Soledades de España ».
(6) Philosophe espagnole née en 1910, ayant aussi longtemps vécu en exil jusqu’au retour de la démocratie. Depuis quelques années, ses écrits sont désormais traduits en français. Outre le fait qu’elle s’est beaucoup intéressé à Jean de la Croix, sa pensée s’avère parfois très éclairante pour appréhender l’œuvre de notre cinéaste.
(7)Román Gubern, Val del Omar, Cinemista, Ed. Diputación de Granada, Coll. « Los Libros de la Estrella », Grenade (Andalousie, Espagne), 2004.
(8)Affiche reproduite à la page 37 de l’ouvrage de Gubern, op. cit.
(9) Cité par Gubern, op. cit., p. 93 : « Val del Omar ha muerto : estaba muriendo en Madrid hace cuarenta años entre el polvo y el caos burocrático. »
(10) De Buruaga et Gubern indiquent que le cinéaste a recomposé un passage tiré de Juego y teoría del duende (1933) de Lorca, son essai sur sa conception du sublime (exemples tirés du cante jondo). Le « duende » peut se traduire imparfaitement par la grâce, le « sublime ». Dans le domaine musical, les Arabes l’appellent le « tarab », et Kerouac le « it » dans On the road.
(11) Konrad Hammerling cité par R. Gubern, op. cit., p. 57-58.
(12) Josefa Diaz Dueñas, chargée de la Documentation à la Cinémathèque d’Andalousie (Cordoue), pense que Val del Omar a toujours eu une position particulière au sein du cinéma espagnol, elle parle de lui comme d’un artiste utopique / apolitique (au sens traditionnel du terme serions-nous tenté d’ajouter) par excellence. Nous en profitons pour la remercier ici, car elle nous accordé un long entretien dans son bureau, nous a ouvert sa bibliothèque alors que la cinémathèque n’était pas ouverte au public ce jour-là. Nous remercions aussi la personne de l’accueil qui a fini par lui passer un coup de fil devant notre insistance, et nous permettre d’accéder à son bureau en étage.

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