lundi 8 mars 2010

Notes autour de Val del Omar (2ème p.)


NOTES AUTOUR DE VAL DEL OMAR ET D’UN CINEMA DE LA METAMORPHOSE ET DU CREPITEMENT (2)

par Olivier Hadouchi
Autour de quelques motifs val del omariens...

L’eau, le feu, l’air et la terre en tant qu’éléments organiques & techniques, métaphoriques & réels, sont présents dans les trois films du triptyque. Ils s’interpénètrent continuellement et ne s’apparentent donc jamais à des blocs homogènes, des forteresses séparées.
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Topographie(s) plurielle(s) d’une Espagne palimpseste.
La Galice au nord-ouest. Climat pluvieux, boue, humidité, notamment célèbre pour les éléments laissés par les Celtes (en Galice, la cornemuse s’appelle « gaita », on l’entend souvent dans les orchestres « folkloriques » de la région, parfois dans le film), qui transitèrent dans la région. Région tournée vers l’Atlantique (plans répétés sur les barques et les mouettes) et vers les lointaines Amériques (stèles dédiés à tel voyageur parti vers tel pays : Argentine...)
La Castille, aux hivers et aux étés secs, « centre » géographique et politique du pays depuis que le pouvoir central établit ici son régime.
En Andalousie, Grenade tournée vers le sud et l’est : l’Orient. La colline de l’Alhambra où des « Maures » s’établirent (Arabes, Berbères, Perses réunis sous la même religion), ainsi que des juifs, des chrétiens, des gitans. Pour le rappeler, Val del Omar juxtapose : une étoile de David en mosaïque, des inscriptions calligraphiées en arabe, des chants et des danses gitans andalous.
Chacune de ces régions, des villes métonymiques qui les composent, ont inspiré une gigantesque production artistique, émanant d’habitants des lieux (13) ou de voyageurs souvent de sensibilité romantique (Gautier ou Irving ont séjourné à Grenade, Quinet aussi) (14).
Parler de « transit », de « présence », c’est utiliser un euphémisme pour désigner des conquêtes générant ensuite – le plus souvent – des « reconquêtes ». Cela dit, le cinéaste choisit lui-même des apports extérieurs éloignés dans le temps susceptibles de nourrir son travail, aborde donc prioritairement l’histoire de son pays dans la longue durée, tout en sachant qu’il n’est pas menacé de l’extérieur (ce fut la Guerre Civile...) depuis la glorieuse résistance face à l’incursion des troupes napoléoniennes au 19ème siècle.
En somme, Val del Omar puise par exemple dans les réminiscences et les traces du moment « Maure » (le joug a disparu, reste ses élans de tolérance, réels pour l’époque mais insuffisants pour le présent, ses jardins...) et du Siècle d’or (sans l’ostracisme, le repli sur un catholicisme agressif et conquérant).
... art du patchwork et du collage.
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Le cinéma de Val del Omar a donc un versant poétique et essayiste. Reportons-nous aux sous-titres de Fuego (« Essai somnambule de vision tactile dans la nuit d’un monde palpable », (15) « une cinégraphie libre ») et de Aguaespejo (« Un court essai audiovisuel de plastique lyrique »).
Essais sur la matière humaine, animale, végétale ; au contact les unes aux autres.
Cyprès, nénuphar, grenouille, poissons, grottes (Aguaespejo granadino).
Bruit de grillons (non visibles), champ de fleurs verticales (Fuego en Castilla).
Mouettes, serpent d’étang, tortue, miaulements de chats, grottes (Acariño galáico).

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L’ordre inversé.

Inversion du négatif (au sens photographique aussi : pellicule inversée) et donc du contraste noir et blanc : elle intervient à plusieurs endroits. Notre occurrence favorite : lorsque le paysan lit ceci sur un écriteau gravé en haut d’un édifice : « Todo par todos » (Tout pour tous). Mais qu’est-ce que cela incarne et signifie ?

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A la fin de Aguaspejo Granadino le « Sin fin » se retourne, le lettrage adopte des caractères ressemblant à ceux de la langue arabe écrite, et la mention « Sin Fin » (« Sans fin » au lieu de « Fin ») effectue un mouvement circulaire à 360° degrés, se retourne sur lui-même (on sait que l’arabe se lit de droite à gauche). Au début comme à la « fin », impossible de conclure, point de synthèse achevée, tout redémarre.
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La métamorphose.
Elle représente un seuil, accompagne et rend possible l’émergence de la vision, indique le passage à un autre stade du visible et du sensible qui libère aussi l’ouïe et le toucher pour mieux les prendre en considération ; c’est une re-fondation et une radicale transformation.
Les lettrages, les caractères des titres et des génériques sont modifiés à chaque film.
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Fuego en Castilla donne libre cours au sentiment tragique de l’existence dont parlait Miguel de Unamuno, ou plutôt à une sensibilité tragique mêlée d’extase, entièrement traversée par elle (réversibilité).

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Si La vie est un songe (dixit Calderon de La Barca), seul un sublime artefact de chair et de métal, le regard éveillé du somnambule muni du toucher, dévoileront tout cette mascarade avant de renaître autre chose.

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« Paulhan a décrit l’aventure cubiste comme l’invention d’un espace essentiellement
tactile, un espace tel qu’un aveugle, ou un homme égaré dans le noir, pourrait le ressentir : un espace plein de dangers, d’écueils et d’abîmes (16)» d’après Bonitzer citant l’auteur des Fleurs de Tarbes. Tous n’ont sans doute jamais goûté au système de « vision tactile » conçu et construit par Val del Omar, ni à ses anamorphoses « supprimant à la fois la distance et le point de vue » (17) (en multipliant et décentrant tout cela).
Par le biais de l’anamorphose, la perspective dépravée, tel visage, tel corps, tel édifice architectural s’étend, se disloque, s’étire et s’aplatit avant de se recomposer comme une espèce d’image pâte à modeler et remodeler.

... Vision tactile.
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- Quête d’unité « primordiale » ? –

A la fin et dès le départ, l’enfant se dédouble. L’unité primordiale vue à travers le prisme d’un territoire palimpseste, vivant et multiple (humain, animal, végétal) et non d’une clôture sur une essence unique.
Vous avez dit rhizome paradoxal ou résurgence électrique du Tao ?

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« Qu’elles sont aveugles les créatures qui s’appuient sur le sol » déplore le narrateur en voix-off (in Aguaespejo Granadino), annonçant ainsi la colline en feu, le palais débordé d’eau par les cours d’eaux environnants et la danse des fontaines à l’intérieur, le ciel devenu lui-même miroir avec ses nuages filant comme des poissons, l’éclipse, l’aurore, la montée, l’ascension infinie de l’eau. Dans le cycle ultérieur / antérieur de la boue ou du feu, l’eau est toujours là, quelque part.
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Intime et collectif en relation complète ou différée.

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Naissance, jeunesse synonyme de dédoublement car on naît double dans Aguaespejo, via un plan sur deux sculptures identiques de visage d’enfant, succédant à un autre sur un enfant de chair et d’os.
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Statue du Christ en croix filmé de dos, dans Aguaespejo. Dans Fuego en Castilla celle-ci revient : il nous en donne le(s) contrechamp(s). Le feu d’artifice filmé en « temps réel », au ralenti, puis à contre sens dans Acariño renvoie à la danse de l’eau, décomposée, ralentie, saccadée et accélérée dans Aguaespejo et aux flammes palpitantes et leurs reflets de Fuego.

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Jeu et variation sur l’allégorie platonicienne de la caverne dans les trois films : grottes galiciennes (montrer des stalactites puis des stalagmites c’est déjà faire du montage - sémantique) ou du Sacromonte (quartier de Grenade situé sur les hauteurs de la ville autrefois habité par des gitans), la traversée à l’intérieur puis à l’extérieur du musée de Valladolid, en Castille, pour parvenir à des champs intensément fleuris.
* ...mouvement et immobilité.

Bien que les panoramiques et les travellings, les prises de vues en anamorphose, fassent partie de la palette du cinéaste, certaines fois, on se trouve face à un plan fixe (ce n’est pas la caméra qui bouge) et animé à la fois (le mouvement est à l’intérieur du cadre demeuré stable).
Par exemple, plan fixe sur une cascade d’eau déferlante (avec une variation dans Fuego en Castilla: au premier plan une statue dont les mains étreignant un livre sont visibles au premier plan fondu dans l’arrière : l’eau incandescente), ou la symphonie des fontaines de l’Alhambra, plan de grand ensemble sur un ciel et une colline entrant dans l’obscurité comme une sombre nappe étendue sur une table arrondie.
Une personne tourne. A plusieurs reprises, une femme, un homme tournent sur eux-mêmes, la caméra les enregistre comme des toupies effectuant un mouvement assez lent. Dans la lignée des mystiques arabes, perses, des derviches tourneurs : rituel d’initiation, passage vers un autre stade (seuil à franchir, découverte de nouveaux interstices) ? Profusion de cercles concentriques (formes géométriques), sphères, tourbillons (aquatiques, solides). Action Vs immobilité, pourtant on tourne jusqu’à l’extrême stabilité. Dialectique du mouvement et de l’immobilité, apparition Vs disparition. Attente, contemplation active.

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María Zambrano, spectatrice active des films de Val del Omar ?

Car « ce qu’ils poursuivaient avec leur raison mathématique ; ce qu’ils cherchaient, c’étaient les nombres secrets de l’âme, du monde, de la raison si limitée soit-elle, c’est-à-dire les nombres du limité et de l’illimité, qui peut être à la fois mouvement et quiétude. » (18)
« De la raison poétique il est très difficile, presque impossible de parler. C’est comme si elle faisait mourir et naître en même temps ; (...) sans en arriver au martyre ou au délire qui s’empare de l’insomniaque, lequel ne peut s’endormir, simplement parce qu’il est seul. » (19)
« Terreur de se perdre dans la lumière encore plus que dans l’obscurité, nécessité d’une respiration régulière et paisible, nécessité de ne pas être seul dans un monde sans vie ; et de sentir cette convivance non seulement par la pensée, mais par la respiration, par le corps, fût-ce le corps d’un petit animal, qui respire (...).» (20 )

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Corps recouverts d’un voile opaque ou transparent ; et, sur un squelette, une statue dans Fuego, dans les coiffes « traditionnelles » des femmes dans Acariño.
... et dévoilement intégral.


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Esthétique de l’incarnation, privilégiant le contact, la matière, la lumière, le toucher. Se souvenir de la boue répandue sur le visage de l’artiste sculpteur errant pied nu sur des escaliers en pierre dans Acariño.
Et profusion, profusion de reflets (eau, boue, lumière, flammes) sur des tissus, des visages, un cours d’eau stagnante.

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Le moucharabieh comme cache paradoxal.
De l’extérieur, il est opaque, dissimule ce qui doit être dissimulé, vu de l’intérieur, c’est un cache transparent qui laisse filtrer des rais de lumière à l’intérieur de la pièce, permet de voir sans être vu. La lumière étincelante, scintillante reflétée sur les visages des statues de Fuego semblent passées au filtre de moucharabieh aux superbes motifs.


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En conclusion provisoire de ces notes, deux, trois choses.
Tout d’abord, Val del Omar reformule une conception, un tissu d’oppositions et d’antinomies probablement héritées de penseurs mystiques platoniciens et musulmans, ainsi que des penseurs romantiques, comme l’explique Régis Poulet à propos du « mythe de l’orient » en occident (21). En alchimiste moderne, il cherche à les unir.
Les oppositions organique / mécanique, est / ouest, demeurent-t-elles valides, pertinentes dans un monde qui cultive à la fois ses spécificités locales et tend dans le même temps à s’uniformiser (ou bien à s’universaliser) ? Précisons néanmoins que l’« orientalisme » de Val del Omar n’est pas au service d’une domination, bien au contraire, compte tenu du contexte où il émerge (Guerre Civile, rejet de l’autre ; accord avec son passé lointain). Et plutôt que de se demander si Val del Omar est vraiment fidèle à la pensée d’un Tao, d’un Jean de la Croix ou d’un Rûmi, il conviendrait plutôt de voir et de tenter d’analyser ce qu’il propose dans ses films, la façon dont son esthétique travaille la question de la synthèse inédite et paradoxale (les oxymores), ainsi que toutes les autres qui ont été juste esquissées au long de ce texte.
Avec ses présupposés mystiques et ésotériques, peut-être même malgré eux, son cinéma est paradoxalement très matériel – d’ailleurs, ne qualifiait-il pas son triptyque d’« élémentaire » ? –. Ainsi, il parvient à nous toucher, et ceci même si nous n’avons qu’une connaissance et un intérêt fort lointain (22) pour tout ce qui se rattache à l’alchimie, à l’occultisme ou à la mystique, et lorsque nous sommes tout simplement enclins à appréhender les phénomènes religieux à partir d’une position agnostique.

(A suivre, Sin Fin)


Olivier Hadouchi

NOTES

(13) Des champs de Castille d’Antonio Machado au Poèmes du Chant profond de Lorca, il serait vain d’ici d’en dresser l’inventaire. Signalons juste la façon dont Val del Omar utilise (dans Aguaespejo) un passage d’une composition ( Nuit dans les jardins d’Espagne – L’Alhambra) de Mañuel de Falla né à Cadix, grenadin d’adoption (puis exilé après la Guerre Civile). En situation, l’extrait en question devient alors une rosée lumineuse.
(14) Le Voyage en Espagne de Quinet est moins connu que les récits de voyage des deux auteurs cités. Les passages de Quinet concernant l’Alhambra et l’Andalousie (avec pour volonté de réconcilier les trois monothéismes) ont été réédités en France sous le titre suivant : Je sens brûler le nom d’Allah (aux éditions L’Archange Minotaure). Ce rapport entre l’Andalousie et les écrivains ne se réduit pas à la période romantique :
à l’aube du vingtième siècle, Salim Bachi a écrit un texte dans cette ville (Autoportrait avec Grenade).
(15) « Ensayo sómnambulo de visión táctil en noche de un mundo palpable. » Fuego en Castilla, « Una cinegrafía libre » de Val del Omar.
(16) Pascal Bonitzer, Peinture et cinéma. Décadrages, Paris, Editions de l’Etoile, p.59. L’essai mentionné est le suivant : Jean Paulhan, La peinture cubiste (1970), Paris, Editions Gallimard, 1990.
(17) Ibid.
(18) M. Zambrano, Notes pour une méthode, tr. de Marie Laffranque, Paris, Editions des Femmes, 2005, p. 144 .
C’est nous qui soulignons. Nous rendons hommage à la pensée vivifiante de cette grande philosophe poétesse qui nous paraît parfois dialoguer intensément avec le cinéma de Val del Omar, et qui nous a, de ce fait, beaucoup inspiré.
(19) M. Zambrano, op. cit., p. 145.
(20) Ibid.
(21) Régis Poulet est l’auteur d’une Thèse intitulée L’Orient : Généalogie d’une illusion, soutenue en 2002. Des extraits de ce travail sont publiés sous forme d’articles sur le site www.larevuedesresouces.org. Dans « La naissance d’Orient » (voir le site indiqué), il rappelle l’étymologie arabe du mot « alchimie » (d’ « al. Kimiya », le soleil) .
(22) Par contre, il faut aimer la poésie, sous une forme ou une autre, et le cinéma audacieux et sublime.


P.S.

Pour poursuivre...

Commencer par découvrir ou redécouvrir les films de Val del Omar, projetés dans de très nombreux lieux du monde entier (cinémathèques, festivals de Cannes, de Paris en 2005, Centre Pompidou...). Dès l'aube des années 60, Fuego en Castilla avait emporté un prix au festival de Cannes (section "court métrage").

La cinémathèque d’Andalousie située à Cordoue possède les copies des films ainsi qu’une bibliothèque où l’on peut consulter les ouvrages et les articles qui lui sont consacrés, elle a d’ailleurs rendu plusieurs hommages au cinéaste, en commençant par donner son nom à l’une de ses salles de projection.
Site : www.filmotecadeanalucia.com.

- Quelques publications :

- Gonzalo Sáenz de Buruaga et María José Val del Omar (dir.), Val del Omar sin fin, Grenade (Espagne), Diputación provincial de Granada / Filmoteca de Andalucía, 1992. En espagnol.
Volume dirigé et coordonné par la propre fille du cinéaste et un de ses meilleurs spécialistes, il rassemble des textes de divers auteurs, des illustrations, le recueil de poèmes Tientos de eroticas celeste et les deux premiers volets du triptyque en cassette VHS.

- Gonzalo Sáenz de Buruaga (dir.), Insula Val del Omar : visiones en su tiempo, descubrimientos actuales, Madrid, Consejo superior de investigaciones científicas / Semana de cine experimental de Madrid, 1995. En espagnol.
Plusieurs textes (de José Val del Omar, Victor Erice, Eugeni Bonet) de ces deux recueils ont été repris (nouvelles versions) et traduits en français par Marie Delporte dans le numéro 34 de la revue Trafic.
- Gonzalo Sáenz de Buruaga, Más allá del surrealismo (Au-delà du surréalisme), Amiens (France) et Huesca (Espagne), Editions Vol de Nuit, Festival du Film d’Amiens, Festival de Cine de Huesca, 2000. Bilingue espagnol et français.
- Román Gubern, Val del Omar, Cinemista, Ed. Diputación de Granada, Coll. « Los Libros de la Estrella », Grenade (Espagne), 2004. En espagnol.

Deux spécialistes des cinémas d’avant-garde le mentionnent dans leurs ouvrages :

- Amos Vogel, Film as a Subversive Art, 197... et 2005. En anglais et en français.
- Nicole Brenez, Cinémas d’avant-garde, Paris, Editions Cahiers du cinéma, 2007.

- Sites internets :

- Petite page informative avec quelques liens Internet autour du cinéaste sur les sites www.cineastes.net et www.exprmntl.net.

- Et surtout www.valdelomar.com
Contient des extraits de films : les documentaires des débuts, le triptyque « élémentaire », les films super 8 de la télévision... et de l’hommage filmique d’Eugeni Bonet (Tira tu reloj al agua, 2003-2004, Jette ta montre à l’eau).
Des collages, des photographies, ainsi qu’un grand nombre des poèmes et des textes théoriques de l’auteur. Un site magnifique, dense et très riche au niveau du contenu : de précieux documents y sont consultables. Incontournable

Notes autour du cinéma de Val del Omar (1ère p.)



NOTES AUTOUR DE VAL DEL OMAR ET D’UN CINEMA DE LA METAMORPHOSE ET DU CREPITEMENT

par Olivier Hadouchi

"Pur oubli dans la nuit/ puisqu’il fait toujours nuit / pour celui qui vit à moitié." María Zambrano


Pour tenter d’expliquer – et de justifier à posteriori – la non prise en compte d’un pan important du cinéma par l’une des revues qui fut un des « bastions » de la cinéphilie française (les Cahiers du cinéma, (1), le critique Thierry Jousse affirmait ceci : « Ce que je n’aime pas dans le cinéma expérimental, c’est ce côté isolé (sic). Au fond dans le cinéma expérimental, la question du spectateur n’est pas posée... »(2)
Or, s’il existe bien un cinéma irréductible s’exprimant au départ dans un relatif isolement, tout en étant pleinement soucieux du spectateur, c’est bien celui de José Val del Omar. Cinéaste espagnol né à Grenade en 1904, il est notamment l’auteur d’un des plus grands accomplissements filmiques tous genres, supports et catégories confondus, un « triptyque élémentaire d’Espagne » réunissant trois films réalisés à plusieurs années voire décennies d’intervalle et qui sont Aguaespejo Granadino (Miroir d’eau grenadin,1953-55), Fuego en Castilla (Feu en Castille,1958-60) et De Barro ou Acariño galáico (de Boue ou Amour galicien, tourné en 1961, repris en 81-82, reconstitué après sa mort en 1995). Un triptyque à projeter dans l’ordre inverse de la chronologie temporelle (le dernier volet réalisé devient le premier et vice-versa), selon la volonté de l’artiste.

INTRODUCTION A LA PEDAGOGIE VAL DEL OMARIENNE

Comme ses contemporains de l’avant-garde française et soviétique, Val del Omar place un espoir immense dans le cinéma et ses potentialités, au point de rédiger un « manifeste des croyants du cinéma » dans les années 30. Difficile de prétendre rétrospectivement qu’il se faisait des illusions autour d’un processus déjà enclenché, un processus d’industrialisation synonyme de mise au pas, via le recours à quelques fondamentaux (primat de la narration, star-system, etc.) ; il cherche plutôt à en inverser le cours en mettant la technique au service de la libération, pour réunir Jean de la Croix et Prométhée, l’albumine et l’aluminium, l’incarnation métaphysique et le fil à haute tension. Espoir de participer à l’émergence d’une autre voie, et que nous appelons « cinéma expérimental » par commodité, car il s’agit en premier lieu d’un cinéma d’avant-garde, à partir d’une appréhension originale de cette notion. Soit d’un cinéma élargi qui ouvre intensément les portes de la perception, travaille sur ses matières mêmes (penchant pour l’anamorphose, le décentrement, le reflet) par ses propres moyens visuels et sonores, sur le rythme et la vitesse, ainsi que sur les autres formes artistiques (musiques retravaillées, poésie de l’image, de la voix susurrée, sculpture, peinture...).
Fasciné jusqu’à la fin de sa vie par les nouvelles technologies, tour à tour artisan prométhéen aux allures de mage inspiré, inventeur de néologismes (« mécamystique » est le plus révélateur), il invente, confectionne et assemble des appareils, des systèmes audiovisuels. La recension et la description surtout de ces inventions, conçues dans une solitude probablement non dénuée de ferveur, nécessiterait plusieurs volumes aux centaines de pages. En parallèle, il écrit des textes théoriques, des poèmes (réunis dans le recueil Tientos de eroticas celeste), révèle ses talents de plasticien dans des collages où photographies, diagrammes binaires et puces informatiques se côtoient et s’interrogent mutuellement (3).
Sa trajectoire débute par une série de tournages « documentaires » dans les endroits reculés d’une Espagne qui tente de s’ouvrir à une certaine forme de « modernité » (l’analphabétisme et les inégalités sociales atteignent alors des taux démesurément élevées) via la diffusion de la science et de la technique, et dont Buñuel nous a offert un témoignage inoubliable avec Las Hurdes (Terre sans pain) en 1933 (4). Comme d’autres poètes et intellectuels majeurs de sa générations (Federico García Lorca, Luis Cernuda (5), María Zambrano (6)...), ses compagnons de route, Val del Omar arpente donc le pays pour les Missions Pédagogiques crées par la 2ème République espagnole, il filme, photographie, écoute, enregistre, sauf qu’on a l’impression que cette errance missionnaire donne lieu à un véritable échange, extrêmement fructueux, puisqu’un dialogue s’instaure entre divers éléments des cultures dites populaires, souvent orales (ces danses, rituels, chants et gestes qui formeront l’un des principaux matériaux de ses films), avec celles qui sont généralement désignées comme « savantes » ou « élevées » par opposition au « folklore ».
Ce type de relation offre donc un autre éclairage à la citation placée en exergue de Aguaespejo Granadino (empruntée au pédagogue Andrés Majón) : « El que más da.../ más tiene » (« celui qui donne le plus a le plus »). Et l’historien du cinéma Román Gubern (7) remarque très judicieusement qu’à la différence de nombreux cinéastes (il cite par exemple Joris Ivens) commençant leur trajectoire sous la bannière du cinéma d’avant-garde pour évoluer ensuite vers une sorte de classicisme formel parfois dépourvu d’audace, le cinéaste de Grenade effectue exactement le trajet inverse.
Engagé dans l’élan pour une « Espagne prospère et heureuse ». Car tel est le slogan inscrit sur une affiche militant pour la République durant la guerre civile, sous forme de photomontage reprenant une photographie (8) signée Val del Omar (de l’époque des Missions Pédagogiques), qui présente des hommes et de femmes rassemblés et animés d’un regard illuminé d’une joie emprunte de dignité qui éclaire et élève leurs visages, tournés vers le haut. Plus que d’espoir ou d’élan, il conviendrait de parler d’extase. D’une extase née du caractère magique (la technique se voit attribuée de vertus quasi animistes) du réel vu à travers la réception/ réflexion d’une « cinégraphie libre » pour reprendre un autre néologisme val del omarien auquel il tenait beaucoup (mots en exergue de Fuego en Castilla). L’élan collectif se brisera bientôt avec la défaite des Républicains. Pas dans le cinéma de Val del Omar qui radicalisera au contraire ses propriétés libératrices dans le registre symbolique (actif ?). D’ailleurs, pour la critique traditionnelle d’inspiration marxiste, Val del Omar est le parfait idéaliste, l’utopiste intempestif qui ose se revendiquer d’un Jean de la Croix en plein vingtième siècle.
Et, s’il partage avec Eisenstein, l’autre cinéaste de l’extase (il y parvient par un chemin autre), un goût prononcé pour les figures élancées et allongées du Greco (longues flammes solides et quasi liquides) – Val del Omar réactualise ce qui relève de la spirale et du reflet (voir Fuego en Castilla) –, une conception à la fois passive et active du spectateur, une poétique du mouvement et de l’immobilité, on note de grandes différences. Eisenstein parvient à l’extase par le biais du montage dialectique (montage des attractions) et du pathétique, qui passe aussi par la composition formelle (jeux sur les angles et les volumes), jusqu’au climax extatique, tandis que Val del Omar vise à la synthèse paradoxale plus qu’à la dialectique traditionnelle, une synthèse toujours dédoublée qui s’exerce par seuils et par intermittences.
S’il ne fut sans doute pas un résistant au sens classique du terme, ses exégètes parlent au mieux d’un exil intérieur. Dans une Valence assiégée, en pleine reddition, il sauve sa peau en travaillant provisoirement pour les vainqueurs, il est engagé au sein de la radio. Toutefois, la présence d’une citation de Lorca, l’une des premières victimes de la répression franquiste côté artistes, en ouverture de Fuego en Castilla, ne constituerait-elle pas une sorte d’affront à la dictature ? Seule une connaissance approfondie du climat intellectuel de ces années (la référence à Lorca est-elle proscrite ?) permettrait de le mesurer.

Sa fille María José publie ces phrases laconiques lorsque son père décède en août 1982 : « Val del Omar est mort : il mourait à Madrid depuis 40 ans entre la poussière et le chaos bureaucratique. »(9) C’est dire qu’il ne s’est pas compromis en reprenant les dogmes stériles du régime franquiste. La fin de Fuego en Castilla est une superbe réfutation du slogan nihiliste fascisant « Viva la muerte ! » (on sait la façon dont les anthropologues ont parlé sans doute avec excès d’une sorte de culte de la mort et de ce qui s’y rattache dans la culture hispanique et, par extension, latino-américaine), puisque la vie organique ressurgit pleine et entière avec son potentiel affirmatif malgré la mort qui guette, avance avant de s’éclipser, par le biais d’une série de travellings sur un champ de fleurs ensoleillé tandis que la bande sonore diffuse des bruits d’insectes, des sons de mystérieux grillons quasi « électroniques ». Surtout, le triptyque n’est pas divisible en soi ni même en trois blocs séparés, et Aguaespejo granadino offrait déjà une variation sur la citation de Lorca ouvrant Fuego en Castilla (« En Espagne, chaque printemps la mort vient et lève les rideaux » (10)) puisque dans le premier (le dernier selon l’ordre prévu), c’est un enfant qui ouvre littéralement les rideaux, et ceci dès les premières minutes. »

Pour un critique du Der Taggespiegel, « comme un Schönberg de la caméra, il découvre l’atonalité du langage filmique » et le « chaos derrière la mascarade de l’ordre » (11) avec les spasmes lumineux, les palpitations de Fuego en Castilla.
L’hypothèse d’un Val del Omar résistant de l’intérieur au sens militant et idéologique du terme ne tiendrait pas longtemps (12), il n’empêche : ses essais filmiques – il emploie lui-même le mot – forment un grand chant d’amour polyphonique (chants gitans andalous, arabes, d’opéra, nostalgiques de Galice...) flamencos, inépuisable, générateur et vecteur d’une audace, d’une pédagogie et d’une éthique foncièrement irréductibles.
Ainsi, toute histoire du cinéma, tout travail critique qui refuserait par principe de traiter d’un cinéma expérimental ou d’avant-garde comme le sien ne serait qu’une histoire mutilée, au service d’une répression susceptible de nous priver du travail d’un cinéaste qui demeure notre contemporain, par-delà les frontières linguistiques, territoriales, « historiques », par-delà les prétendues écoles, les modes et l’isolement dans lequel on a voulu le restreindre et le cantonner, heureusement sans jamais y parvenir. Car cet isolement subi plus que désiré, ce lieu (bien à l’écart) où l’on cherche à le maintenir a trop servi de prétexte pour le plein exercice d’un ostracisme, d’une paresse à combattre sans cesse, hier comme aujourd’hui.


(A suivre...)

Olivier Hadouchi



(1) Il faut signaler qu’au sein des Cahiers, des critiques comme Olivier Assayas (auteur d’une monographie sur Kenneth Anger) ou plus récemment, Stéphane Delorme – sans pour autant faire l’éloge de tout film se réclamant de l’expérimental (proportion de médiocrités comparable aux autres « cinémas ») , ont consacré des textes au « cinéma élargi » – , ainsi que les contributions de quelques collaborateurs ponctuels extérieurs à la revue. Quant à la revue Positif, elle a aussi souvent négligé ce versant, même si dans le numéro 506 (paru en 2003), un article de Floreal Peleato sur le cinéma espagnol est justement axé sur l’opposition entre une voie « théâtrale » (plutôt dominante) et une voie « poétique » incluant Val del Omar. Peleato constate que c’est une filiation assez dépourvue de successeurs, à l’exception notable d’un Victor Erice qui a justement écrit sur le grenadin.
(2) Thierry Jousse s’entretient avec Stéphane Bou et Jean-Baptiste Thoret dans le numéro 8 de la revue Simulacres, p. 15.
(3) Certains d’entre eux sont reproduits dans Gonzalo Sáenz de Buruaga, Más allá del surrealismo (Au-delà du surréalisme), Amiens (France) et Huesca (Espagne), Editions Vol de Nuit, Festival du Film d’Amiens, Festival de Cine de Huesca, 2000. Et sur le site www.valdelomar.com. Celui de la page 94 (intitulé « Expériences multimédias »), avec sa puce informatique placée en bas à gauche, le visage de femme pris de profil avec lunettes spéciales reliées à un appareil auditif, en haut et sur pratiquement la moitié du cadre, le reflet d’une personne sur un écran troué de boutons électroniques, les mains « tentaculaires » sur un clavier d’ordinateur, cette image est située à gauche. Une devise soulignée « notre révolution culturelle c’est l’alphabet + l’électricité »... Tout cet agencement insolite tisse presque des connexions avec le In-memory de Chris Marker (son projet Cd Rom).
(4) Gonzalo Sáenz de Buruaga, op. cit. L’auteur nous apprend que Val del Omar aurait tourné un film dans ce même village, il est désormais considéré comme perdu, à l’image de ses nombreux autres travaux de l’époque dont il ne reste que quelques extraits.
(5) Moins connu en France que Lorca, Luis Cernuda est désormais un des poètes (de la génération de 27) parmi les plus influents dans le monde hispanique ou hispanophone, après un purgatoire sans doute lié à son long exil (il meurt au Mexique en 1963). Pour ce qui concerne Val del Omar, il est l’un des premiers auteurs à avoir évoqué le talent du cinéaste et ceci dès les années 30, dans un article judicieusement titré « Soledades de España ».
(6) Philosophe espagnole née en 1910, ayant aussi longtemps vécu en exil jusqu’au retour de la démocratie. Depuis quelques années, ses écrits sont désormais traduits en français. Outre le fait qu’elle s’est beaucoup intéressé à Jean de la Croix, sa pensée s’avère parfois très éclairante pour appréhender l’œuvre de notre cinéaste.
(7)Román Gubern, Val del Omar, Cinemista, Ed. Diputación de Granada, Coll. « Los Libros de la Estrella », Grenade (Andalousie, Espagne), 2004.
(8)Affiche reproduite à la page 37 de l’ouvrage de Gubern, op. cit.
(9) Cité par Gubern, op. cit., p. 93 : « Val del Omar ha muerto : estaba muriendo en Madrid hace cuarenta años entre el polvo y el caos burocrático. »
(10) De Buruaga et Gubern indiquent que le cinéaste a recomposé un passage tiré de Juego y teoría del duende (1933) de Lorca, son essai sur sa conception du sublime (exemples tirés du cante jondo). Le « duende » peut se traduire imparfaitement par la grâce, le « sublime ». Dans le domaine musical, les Arabes l’appellent le « tarab », et Kerouac le « it » dans On the road.
(11) Konrad Hammerling cité par R. Gubern, op. cit., p. 57-58.
(12) Josefa Diaz Dueñas, chargée de la Documentation à la Cinémathèque d’Andalousie (Cordoue), pense que Val del Omar a toujours eu une position particulière au sein du cinéma espagnol, elle parle de lui comme d’un artiste utopique / apolitique (au sens traditionnel du terme serions-nous tenté d’ajouter) par excellence. Nous en profitons pour la remercier ici, car elle nous accordé un long entretien dans son bureau, nous a ouvert sa bibliothèque alors que la cinémathèque n’était pas ouverte au public ce jour-là. Nous remercions aussi la personne de l’accueil qui a fini par lui passer un coup de fil devant notre insistance, et nous permettre d’accéder à son bureau en étage.