samedi 20 mars 2010

Lebanon vu par une plasticienne (2ème partie).


Lebanon vu par une plasticienne. (2ème partie)

par Eléa BAUX

« 14h50 (= 25ème minute) : Jamil dit à Rhino : nous avons une heure pour traverser la ville. Prise d’otage par terroriste. Jamil dit : « On tire pour tuer. » Rhino avance. Le bruit du viseur du tank mise au point. Shmulik découvre l’horreur et est censé simultanément prendre des décisions, tirer ou pas. Scanner la zone pour repérer les ennemis. »



Nous sommes les yeux de Shmulik, durant tout le film, nous sommes enfermés dans le tank avec lui et ses trois camarades, nous voyons ce qu’ils voient. Le dehors n’est vu qu’à travers la grille du viseur.


Le film est entièrement filmé en huis clos, à l’exception de la première et de la dernière image, ce qui nous invite à nous dire qu’on ne voit pas tout, qu’on ne sait pas tout, et que ce film n’est pas là pour prêcher le vrai, le réel. Quel paradoxe, Samuel Maoz met à distance le spectateur en l’enfermant !


On sent presque un temps réel, presque comme si chaque minute filmée était une minute vécue, les cuts ne se font pas sentir. On a l’impression d’un plan séquence d’une heure et demi. C’est assez flippant d’avoir la sensation de voir ce que ces soldats ont vécu l’heure et demie durant laquelle le premier tank israélien a pénétré au Liban. « Welcome to Lebanon. » Trop de sang, trop de mort. Ils ont peur.



Je suis née en 1983.



« 14h43 (= 18ème minute) : Le tank entre dans la ville dans laquelle ils ont pour mission de vérifier qu’il n’y a plus personne, que tout le monde est mort. Ville qui a été bombardée la veille. Un âne est couché au sol, il est éventré, est-il mort ? Gros plan sur ses naseaux qui bougent, non, il n’est pas mort. Sa bouche est ouverte, on voit ses dents. Puis, gros plan sur ses yeux, des larmes coulent. Nom de code du tank : Rhino.


14h46 (= 21ème minute) : Plan sur un homme qui est assis en face d’un autre homme qui, lui, est mort. Il regarde les soldats. Shmulik braque son viseur sur cet homme et zoom. Canettes de Seven’up.


14h47 (= 22ème minute) : Lumière blanche dans le tank qui vient d’en haut, le tank est ouvert, de l’air poussiéreux et plein de plumes blanches entrent dans le tank, c’est magnifique. On entend le bruit lourd et assourdissant des pales d’un hélicoptère. L’hélico vient chercher le cadavre. L’ange s’envole.


14h48 (= 23ème minute) : Fermeture du tank. Gros plan : Du sang sur les mains d’Assi, puisqu’il a aidé à sortir le cadavre. Il se lave les mains, les frottent fort. »



Les cadavres, le sang, la mort. Ces images nous arrachent les tripes en nous tordant les boyaux. On croirait que les mains d’Assi sont celles d’un cadavre, elles sont d’un blanc bleuté et tachées de sang. Les vivants sont tachés de mort au sens propre du terme. On le voit se laver les mains, et pour lui, tout bascule après cet événement. Il ne pourra jamais se remettre de ce qu’il a vécu dans ce tank, comme les autres d’ailleurs. Samuel Maoz nous permet de voir, de sentir à quel point ces hommes sont détruits jusqu’au plus profond d’eux-mêmes par l’absurdité de la guerre.



« De 15h16 (= 51ème minute) jusqu’à 15h19 (= 53ème minute) : Shmulik raconte comment il a vécu l’annonce de la mort de son père. Crise cardiaque. Il était en Seconde. Il se trouve au lycée quand il apprend la nouvelle. Son professeur, une femme, tente de le réconforter [1]. Il raconte comment cette femme lui a permis de pleurer. Il n’en avait pas envie ; mais il se force à pleurer, il n’en a pas envie parce qu’il est pris d’une érection fulgurante et embarrassante. Il se force à pleurer pour que sa prof le prenne dans ses bras. Ce qu’elle fait. Elle bouge, elle le berce, ce qui provoque encore plus d’excitation pour Shmulik. Il sent son sexe frotter contre son ventre. Il sent ses seins, mord ses lèvres, elle lui dit « soulage-toi ». Il éjacule. Il décharge, au sens sadien du terme, et bien sûr, il se sent soulagé. »



Il raconte l’histoire de l’éjaculation libératrice de la mort de son père. Cette scène, ce récit est absolument fantastique, si bien mené, sans vulgarité aucune. Hertzel, qui écoute attentivement Shmulik, trouve ça très excitant. Éros et Thanatos entrent dans Lebanon par le biais de ce récit, nous reviendrons, néanmoins, sur le sujet un peu plus bas. La façon dont Samuel Maoz aborde la question de la liaison entre la sexualité et la mort est d’une crudité juste et simple, incarné à l’écran par les mots dans une image sans image. Sur le fil, à la limite de l’extrême, la pornographie non représentée mais ressentie.



« 14h53 (= 28ème minute) : Focus sur un tableau situé dans un immeuble éventré au 2ème étage. Ce tableau est une peinture, une vierge à l’enfant. Des tirs de civils, de terroristes ? On ne sait pas. Une femme en otage dans les bras d’un civil ou d’un terroriste. Une enfant. C’est la panique générale. Le tank tire sur la vierge à l’enfant. Tout le monde tire… On ne voit rien, trop de fumée, on continue d’entendre les tirs, mais on ne voit rien. La fumée se dissipe ; on voit la femme sortir, l’homme qui la retenait en otage a été tué. Cette femme cherche sa fille : Wafa, 5 ans. – Ça aurait pu être lui. – Elle veut qu’on lui rende sa fille.


14h54 (= 29ème minute) : Le militaire lui dit de ne pas bouger. Mais elle est en état de choc et ne pense qu’à retrouver sa fille, elle veut qu’on la lui rende. Sa fille est morte pendant la fusillade. En cherchant sa fille dans les décombres, la robe de cette femme prend feu. Le militaire la lui arrache, la femme se retrouve en culotte. Il la couvre avec un grand morceau de tissu qu’il a trouvé sur le sol. Puis il lui touche le visage, la joue, ce geste comme une caresse réconfortante. La femme s’approche du tank, elle regarde le viseur.


14h57 (= 32ème minute) : Elle passe sa main dans ses cheveux. »



Le réalisateur intègre, à son film, une symbolique de la femme très riche. Une seule représentation de nu féminin avec cette seule femme actrice, la mère de Wafa.


Cette femme qui se retrouve nue, nue et seule, cette femme à qui les soldats israéliens n’ont pas envie de faire de mal, mais il est trop tard, ils ont tué sa fille. Cette femme si belle, lascive malgré elle dans la décadence de sa douleur. La lumière caresse son visage, grande sensualité dans l’image. Cette femme est présente à l’image seulement quelques minutes, pourtant elle nous hante jusqu’à la fin du film.


On note aussi la présence de ce tableau, cette peinture représentant une vierge à l’enfant au moment de cette scène de tuerie humaine. Le tableau aussi est détruit. Que fait Samuel Maoz ? Essaie-t-il de se débarrasser de cette iconographie religieuse en tirant dessus ? De l’idée de Dieu ?


Au début du film, lorsque Jamil pénètre pour la première fois dans le tank, on découvre que les soldats ont accroché une carte postale représentant une Pin-up, imagerie qu’il n’est pas peu fréquent de voir dans les casernes, que les militaires transportent avec eux lors de leurs missions.


Toute cette symbolique vient tacher le film de façon ponctuelle, Pin-up, mère pleurant la mort de son enfant, femme consolatrice de la mort, iconographie religieuse. Samuel Maoz fait preuve d’une grande ingéniosité, il ne donne pas de leçon, il crée la place de la femme, de l’image de la femme dans son film, en parsemant ça et là ces symboles qui deviennent extrêmement violents si l’on y prête suffisamment attention. Ils nous ramènent à une réalité qui est celle de l’humanité. La place des hommes et des femmes dans le monde et dans la guerre sont fondamentalement différentes.



Au-delà de la place réservée à la femme dans le film, on peut aussi se poser la question de la place qui est faite à la femme en tant que spectateur. On parlera d’une image sensuelle de la guerre. Les voix des hommes que l’on entend dans le film, les murmures, les communications par radio, ces sons chauds et suaves éveillent en nous quelques frissons, une excitation fébrile mais présente. Nous voyons la guerre, mais nous sommes enivrées par cet érotisme surgissant des voix et de la peau transpirante des militaires dans le tank.


Samuel Maoz provoquerait-il consciemment le regard, les sens de ce spectateur féminin ?


Éros et Thanatos reviennent encore nous hanter, c’est le sort qui nous est réservé parce que nous sommes humains. Dans Les larmes d’Éros, Georges Bataille en parle bien mieux que moi : « L’ambiguïté de cette vie humaine est bien celle du fou rire et des sanglots. Elle tient à la difficulté d’accorder le calcul raisonnable, qui la fonde, avec ces larmes… Avec ce rire horrible… ».[2]



« 15h13 (= 48ème minute) : Jamil force Yigal à faire redémarrer le tank. Le tank redémarre. On ne peut pas mener une guerre dans cette crasse.


15h15 (= 50ème minute) : Arrière-fond sonore lourd et pesant, mais quelques notes fluides. […]


15h33 (= 68ème minute) : Sous la pression, Assi se rase en se disant qu’il ne peut pas être dans cet état pour faire la guerre, il pète les plombs, Hertzel le lui dit. Lumière sensuelle sur le visage d’Assi. Musique : une note, deux notes, trois notes, 4, 5, 6. Les mêmes qu’au début du film dans la scène d’ouverture. […]


15h50 (= 85ème minute) : Une note de musique. Deux notes. On voit le tank de l’extérieur. Shmulik sort sa tête du tank. Le champ de tournesols de la première image du film. Exactement la même image en plan fixe avec le tank à l’arrière-plan en plus.


15h51 (= 86ème minute) : Fin. »



Très peu de musique dans le film, des séquences brèves mais lourdes ; étrangement perturbantes. La raison de cette sensation d’inquiétante étrangeté doit venir du fait que l’on a l’impression d’entendre la musique de Bachar Khalifé,[3] il vit et travaille en France. Les influences venant de ses origines Libanaises, sur ce qu’il produit, sont indéniables. Reconnaître des sonorités « libanisantes » dans un film israélien participe à cette perturbation auditive. Samuel Maoz n’a semble-t-il pas souhaité encombrer son film d’une musique trop présente. Les très rares notes que l’on entend ponctuent des instants d’incertitude complète, autant pour les personnages que pour les spectateurs. On est oppressé et éveillé à la beauté de ces notes de musiques laiteuses et cristallines.



Liban et Israël sont si proches dans ce film, on ne sent aucune haine des Israéliens envers les Libanais. C’est un film sur l’absurdité de la guerre et sur la paix, sur l’amour de l’homme pour l’homme. Ils ne veulent pas tuer ces gens-là. Ils ne le veulent pas, profondément, ils ne le veulent pas.


Pour ma part, au moment où le film a commencé et qu’il me hantait, j’avais peur de haïr les soldats israéliens, j’avais peur de ne jamais arriver à les voir, j’avais peur de les tenir en partie responsables des traumas que j’ai pu déceler chez lui. Je n’ai plus peur maintenant, je ne les hais pas.



Samuel Maoz, avec toute son équipe, a réalisé un chef-d’œuvre.


Eléa Baux. Le 13 mars 2010.





Annexe :


J’ai décidé d’intégrer le reste des notes que j’avais prise sur Lebanon. Elles sont non exploitées au sein de mon texte, mais il m’a semblé légitime de les faire figurer.


14h49 (= 24ème minute) : Hertzel propose à ses frères des croûtons de pain qui sont d’un jaune étrange, un jaune soleil.


15h00 (= 35ème minute) : Ensuite, Shmulik se fait passer un savon par Jamil.


15h01 (= 36ème minute) : un missile est tiré sur le tank, on voit le missile rivé sur le tank au travers du viseur. Écran noir. Le tank est couvert de croûtons jaunes et d’huile, tout le monde est en vie. Les visages des hommes sont noirs de poussière et de suie. Le viseur du tank est abîmé, fissuré en haut à droite. Jamil prend un Syrien en otage, il est menotté dans le tank.


15h05 (= 40ème minute) : Jamil demande à son commandement par radio qu’on les sorte de là, ils ont dévié de la trajectoire initialement prévue, son commandement tente de les repérer, on entend des avions de chasse. Le commandement les a localisés : ils ne sont pas là où ils devraient être, ils sont sur une zone sous contrôle syrien.


15h10 (= 45ème minute) : Yigal pense que le tank est foutu. Les cadrans de contrôle n’indiquent plus rien, ils sont noyés dans l’huile. Les quatre soldats à l’intérieur du tank se disent qu’ils n’ont plus rien à faire ici, qu’ils vont pouvoir rentrer chez eux. Jamil arrive dans le tank.


15h19 (=53ème minute) : On voit une voiture devant l’image des Twin towers. C’est le bordel. Les phalangistes. On voit Jamil discuter avec le phalangiste.


15h21 (= 56ème minute) : Le phalangiste pénètre dans le tank. « Do you speak arabi ? » Le phalangiste parle au Syrien. Il lui dit que lorsqu’ils seront arrivés au Saint Tropez hotel, il le mettra dans la plus grande suite, il lui arrachera un œil, lui laissera le deuxième pour qu’il puisse voir la suite, il lui coupera les couilles. Puis le lendemain, il l’attachera entre deux voitures, et l’écartèlera.


15h24 (= 59ème minute) : Le Syrien devient fou après avoir entendu le récit du phalangiste.


15h25 (= 60ème minute) : L’un des gars du tank, lui passe de la morphine. Le Syrien s’endort.


15h27 (= 62ème minute) : « C’est ça la guerre ! »


15h31 (= 66ème minute) : Ils commencent à se sentir perdus et pensent qu’il est l’heure de se dire adieu.


15h34 (= 69ème minute) : Un cadavre sur une civière est mis dans le coffre de la voiture. La voiture démarre. Le tank suit les phalangistes.


15h36 (= 71ème minute) : des cadavres sur le sol, il fait nuit, ce sont les phares de la voitures qui les éclairent. L’ image tremble. L’huile dégouline sur les parois du tank. Y en a plein les cadrans.


15h37 (= 72ème minute) : Radio silencieuse, Jamil a disparu.


15h39 (= 74ème minute) : Le phalangiste sort de sa voiture. Il rentre dans le tank, il veut embarquer le prisonnier. Shmulik lui dit Jamil has the key. Le phalangiste repart. Le tank est seul dans la nuit perdu.


15h40 (= 75ème minute) : De la musique vient de l’extérieur. Ils cherchent d’ou elle peut bien venir. Ils ont peur. Assi devient fou, il est déconnecté. La musique est belle. Assi sourit et danse.


15h41 (= 76ème minute) : Plus de musique. Il faut partir, Jamil s’adresse à eux par la radio. Ça remarche. Jamil leur dit qu’ils sont foutus s’ils ne bougent pas. Les phalangistes sont partis. Un tir sur le tank. Le tank est touché. Yigal fonce. Ils ne voient plus rien. Ils roulent. D’autres leur tirent dessus.


15h44 (= 79ème minute) : Hertzel charge un missile. Ils sont touchés. Yigal est touché.


15h45 (= 80ème minute) : Yigal meurt.


15h46 (= 81ème minute) : Assi, Shmulik et Hertzel en prennent conscience. Shmulik reste statique. L’huile.


15h47 (= 82ème minute) : Jamil appelle à la radio.


15h48 (= 83ème minute) : Shmulik s’occupe du Syrien. Il peut pisser. Grand silence.





[1] « Réconforter vt 1. Rendre des forces physiques à quelqu’un. 2. Redonner de la force morale, du courage à une personne éprouvée. » Dictionnaire Hachette Editions 2009, Paris, Hachette Livre 2008.

[2] Georges Bataille, Les larmes d’Éros, in Œuvres Complètes X, Éditions Gallimard, Mayenne, 1987, p. 577.